denis grozdanovitch, rêveurs et nageurs, éditions corti, 2005

denis grozdanovitch, rêveurs et nageurs, éditions corti, 2005         denis grozdanovitch, rêveurs et nageurs,      éditions corti, 2005. « par une certaine fin d’après-midi automnale de l’avant-dernier siècle – au fond d’un jardin à moitié abandonné des alentours de boston – une fillette nommée alice james, tout en chantonnant une comptine anglaise sans queue ni tête, pousse nonchalamment une balançoire grinçante sur laquelle est juché son jeune frère henry en culottes courtes. ce dernier remarque alors : « je crois qu’on peut appeler ça du plaisir parmi les difficultés. » à tous ceux qui seront sensibles à l’humour poétique, à la sage et profonde gravité de cette phrase prononcée par un garçonnet mélancolique au fond d’un jardin envahi par l’automne, à ceux – rêvant et nageant – dont les forces faiblissent... mais qui restent encore capables d’éprouver d’intenses minutes de plaisir parmi les difficultés croissantes d’un monde bouleversé et parfois tellement infernal qu’on pourrait le croire au bord du désastre, je dédie fraternellement ces pages. »      denis grozdanovitch      dans le même esprit que son recueil précédent, le « petit traité de désinvolture », salué unanimement par la critique et le public, denis grozdanovitch nous propose ici – toujours extraits de ses carnets – de nouveaux aperçus sur le monde d’aujourd’hui. dans celui-ci il est à la fois question des diverses manières d’envisager la mécanique automobile, de notre oublieuse relation aux morts, de notre bêtise consubstantielle, de notre difficulté d’accéder à la vraie légèreté, des fidèles compagnons de nos rêves, mais aussi de la grande amérique ou des dangers de la pensée unique et pour finir de la démoralisation dans les campagnes. tout cela sous forme de fables anecdotiques et humoristiques tirées du quotidien - où l’observation des détails les plus anodins et les plus précis tient lieu de commentaires.         denis grozdanovitch est un enfant de la balle. son père, déjà, jouait chaque matin au tennis et, avec une raquette métallique prince dont il a hérité et qui vibre toujours, excellait dans le revers croisé. son oncle fernand était également un grand sportif. denis a donc été un jeune prodige de la terre battue. à ce champion de france juniors en 1963, ses entraîneurs promettaient une brillante carrière et même une victoire à roland-garros.    seulement voilà, cet épicurien ; français et râblé, que l'on dirait tout droit sorti d'un roman de jean prévost, avait le goût de la prouesse, pas la rage de la réussite. chez lui, l'amateur éclairé contrariait le professionnel monomaniaque. l'âme sensible empêchait le corps d'airain. pour une future tête de série, il abusait des livres de moralistes, des films américains et des expositions d'impressionnistes. il était trop joueur, il lui manquait d'être compulsif. ce qui ne l'empêcha pas de devenir champion de france de squash et d'aligner pendant quinze ans des trophées à la courte paume. aujourd'hui âgé de 58 ans et encore classé 5/6, « grozda », comme on le surnomme, enseigne le tennis et préconise, en fond de cours, la lecture assidue de hofmannsthal : « cependant il frappe la balle avec un grand mouvement comme quelqu'un qui du fond de son sommeil refermerait la main sur de l'air, en tentant d’attraper les fruits dont il rêve. »    ce sportif mélancolique avait 15 ans lorsqu'il a commencé à consigner dans de petits carnets les notes que lui inspirait la vie quotidienne. il a attendu d'être à l'abri de toute vanité pour les rassembler. parce qu'il aimait les songeries philosophiques de bachelard et la géographie universelle de gracq, c'est à la librairie josé corti, dont le précieux catalogue ne comptait jusqu'alors aucun athlète de la raquette, que grozdanovitch a envoyé son « petit traité de désinvolture. » il a paru en 2002 et a connu un surprenant succès.    jérôme garcin, le nouvel observateur, janvier 2005.      voir aussi le portrait de denis grozdanovitch par daniel garcia, lire, mai 2005.         un choc culturel      j’avais remisé ma vieille ds citroën dans la grange attenante au château et à quelques mètres de la chambre d’archie, mon hôte. or, j’avais oublié qu’à cette heure-ci de l’après-midi, le vieux lord anglais se livrait à sa sieste quotidienne. aussi commençai-je de tirer plusieurs fois sans succès sur le démarreur. politesse anglaise oblige, archie émergea tout ébouriffé de sa chambre et s’enquit de savoir s’il pouvait m’être de quelque secours. connaissant depuis longtemps les compétences manuelles d’archie, acquises au fil des années devant la nécessité de devoir tout réparer dans son château branlant de nouveau pauvre (comme il s’intitule lui-même), j’acceptai son aide avec empressement…      archie, qui est à moitié chauve et assez myope, s’approcha de l’automobile d’un air préoccupé, quasi anxieux (je compris par la suite qu’il nourrissait une prévention de longue date contre les ingénieurs de chez citroën), puis retroussa ses manches à la manière d’un vieux lutteur qui ne se fait aucune illusion quant à l’éventuelle facilité du moindre combat. il se mit d’abord en devoir d’ouvrir le capot, ce qui, avec une citroën, ne constitue pas nécessairement (tous ceux qui en ont possédé une le savent) une opération d’une totale banalité. ce fut le début d’une longue suite récriminatoire de sa part. comme je me suis prudemment rangé depuis longtemps dans la catégorie des néophytes enthousiastes en matière de mécanique, ayant décidé une fois pour toutes d’y voir de la pure et simple sorcellerie, je n’osai – fût-ce pour une opération aussi anodine – proposer mes services, craignant que la chose pût être interprétée comme une forme d’irrévérence blessante envers quelqu’un que je pouvais considérer comme un expert. force me fut pourtant, devant l’agacement maîtrisé mais sensiblement croissant d’archie, de lui dévoiler l’astuce qui interdit l’accès du moteur aux non-initiés.      mettre le nez dans le moteur d’une ds – je le sais pour avoir observé l’expression ahurie de nombre de garagistes non-cartésiens à l’ouverture du capot – peut à bon droit être considéré comme un choc culturel. ce fut tout à fait le cas avec archie qui dans un haut-le-corps s’exclama : « gosh ! »      presque aussitôt cependant, le pragmatisme anglais commandant impérativement de prendre contact avec les problèmes avant que d’y réfléchir, archie plongea au plus profond des entrailles du mécanisme, trifouillant avec fébrilité parmi les durites, émettant à intervalles réguliers de petits grognements désapprobateurs ou bien encore des : « what’s that ? » et des : « extraordinary ! ». enfin, après dix bonnes minutes d’intense activité exaspérée, il me demanda de mettre le contact et d’actionner le démarreur. après quelques tentatives infructueuses, le moteur fit mine de répondre favorablement pour s’épuiser presque immédiatement en crachouillis pitoyables. archie releva la tête et, me fixant de derrière le pare-brise avec un air soupçonneux un tantinet agressif, s’écria : « avez-vous touché l’accélérateur ? » sur ma réponse négative, il fonça dans le capharnaüm qui lui sert d’atelier dans l’un des coins de la grange et en ressortit avec une espèce de long croc recourbé d’un modèle que je n’avais encore jamais vu jusque-là puis, plongeant derechef sous le capot, entreprit avec la dernière énergie, soufflant comme un bœuf, de tordre quelque élément manifestement rétif du mécanisme. ayant plus ou moins réussi, du moins à ce qu’il me sembla, il me demanda de remettre le moteur en marche. celui-ci démarra au quart de tour pour presque aussitôt exploser dans un couac atroce et insolent. archie hurla : « crazy french system ! », ajoutant rageusement entre ses dents : « peuvent-ils faire les choses comme tout le monde ? le peuvent-ils ? »      j’entrepris alors quelque chose comme une longue justification emberlificotée concernant la dramatique absence de simplicité dont sont affectés la plupart des ingénieurs français, mais archie, qui était resté à m’écouter dubitativement tout en contemplant dans une sorte de transe de perplexité courroucée l’intérieur du capot, s’immobilisa soudain tel un faucon en plein ciel – et je me souvins à cet instant qu’il avait été un as de la r.a.f. durant la dernière guerre – puis avec une rapidité foudroyante fondit sur un minuscule clapet qu’il entreprit (de toute évidence convaincu d’avoir enfin débusqué le fauteur de troubles) de dessouder avec frénésie. on entendit alors d’étranges bruits de succion et de déglutition assez répugnants émaner du moteur imperturbablement récalcitrant.      « rêveurs et nageurs » est la suite logique et musicale du « petit traité. » on y retrouve sa légendaire ds à bord de laquelle il traversait la france en suspension et dont il tient le mystérieux moteur pour « un choc culturel ». on n'est pas surpris de le voir célébrer les animaux, qui sont « les vrais dieux tutélaires bienveillants de nos existences ». et pour avoir lu sous sa plume que sa seule ambition était de « jouir au jour le jour des petits plaisirs à l'écart du train du monde », on juge cohérente sa charge contre cioran, « fils de pope sacrifiant trop souvent au conformisme de l'anticonformisme » et, plus généralement, contre les intégristes du nihilisme. grozdanovitch, c'est l'anti-cioran. il estime avantageux d'être né et ne s'inquiète pas de devoir s'éteindre un jour.     il consacre d'ailleurs des pages magnifiques à ses morts, qu'il compare à une bande d'oiseaux bavards perchés sur un arbre. il aime leur compagnie. il lui arrive même de participer à des séances de spiritisme. il n'est pas impressionné par les fantômes. à l'enterrement d'un de ses camarades de tennis, au lieu de jeter la rose protocolaire, il lança une balle jaune sur le cercueil qui rebondit deux fois. mais le disparu le plus émouvant du livre se prénomme petit-louis. c'était un fils de paysans que grozda avait rencontré pendant des vacances en bourgogne. petit-louis avait découvert une grotte préhistorique. chaque semaine, il y descendait pour peindre sur les parois, à côté des fresques originelles, des tracteurs, des moissonneuses-batteuses, des pêcheurs à la ligne et des cyclistes. un jour, il n'est plus remonté. il s'est laissé momifier sous la roche et a laissé une lettre à son ami dans laquelle il lui proposait de s'allonger à ses côtés « en attendant des temps meilleurs pour les rêveurs et les nageurs ». ce beau livre inactuel, c'est aussi le tombeau de petit-louis.      à la surface de la terre, grozdanovitch s'en donne à cœur joie. le récit de son voyage aux états-unis est une merveille d'humour et d'élégance, on dirait le reportage d'un écrivain anglais. il fait le tour des musées où, « aussi concentré qu'un moine zen en plein satori », il passe un quart d'heure devant chaque toile ; fréquente un bar de truands juifs avec une prostituée aux yeux verts; dispute un match avec des joueurs de paume wasp ; se rend au roi du crabe où, armé d'un maillet, il sacrifie à un effrayant combat de survie ; et quitte précipitamment le world trade center avec le sentiment de s'être aventuré dans un lieu menaçant et menacé.      écoutant un matin deux universitaires blablater sur france-culture, denis grozdanovitch mesure combien les dogmatiques n'ont, de la vie immédiate, qu'une notion « très approximative ». cette vie, le plus érudit des tennismen l'embrasse à chaque page de « rêveurs et nageurs. » son plaisir est très communicatif. le lecteur, fatigué de recevoir des smashs, en tirera une enviable philosophie de l'amorti.     jérôme garcin, le nouvel observateur, janvier 2005      de rencontres imprévues en découvertes inattendues, denis grozdanovitch poursuit son chemin d'écrivain pèlerin, un carnet dans une main, un crayon dans l'autre. on retrouve le plaisir de la conversation éprouvé à la lecture du petit traité de désinvolture, son précédent ouvrage, et le ton de vagabondage attentif qui entraîne, à travers des personnes croisées ou retrouvées, des auteurs aimés ou des incidents fortuits, par résonance ou par écho, toute une succession de notations subtilement universelles. c'est ainsi qu' « apologie des fantômes » et « bref périple aux indes occidentales », les deux textes qui constituent le cœur de ce recueil, consacrés respectivement à la présence en nous des morts ceux qui ont compté et que la mémoire ramène inlassablement à nous comme la vague vers le rivage – et aux souvenirs d'un séjour américain, oscillent entre rêverie et réalité. tout semble passer par le mouvement naturel de la pensée dans une langue d'une saveur concrète où l'esprit se donne à la fête du verbe, et par laquelle s'élabore une sagesse à travers l'expérience, la méditation et la lecture. on se demande par quelle grâce ces fragments tiennent ensemble, mais peut-être ne faut-il pas aller en chercher les raisons trop loin et se rappeler simplement la phrase de montaigne : « je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre. » éloge de la pensée flottante, cette constellation d'histoires et d'impressions mises bout à bout dessine un paysage sensible où l'on passe indifféremment du général au particulier, de l'individuel au général. dans ce traité de savoir-vivre, étranger au moindre dogmatisme, denis grozdanovitch conjugue avec talent les arts de la rencontre, de la mémoire, ou de la lecture ; il éveille chez nous, lecteurs, une connivence propice et nous entraîne sur ses traces.      yann granjon, librairie sauramps, montpelliers. page des libraires, janvier 2005      denis grozdanovitch est apparu à la surface, il y a deux ans et demi, sous la forme d’un micro-archipel d’exquises notules, rasemblées sous le titre petit traité de désinvolture. les savants, les curieux se penchèrent sur ce cas, allant jusqu’à douter de son existence, tant la fraîcheur de ton qui émanait desdites notules semblait irréelle. comment, se disait-on, une telle chose est-elle encore possible ? les conditions climatiques actuelles ne sont-elles pas réunies pour conclure à l’impossibilité d’une telle liberté de propos ? ne s’agit-il pas d’un leurre ? il fallut s’y résoudre : l’auteur existe bel et bien, mangeait, marchait, jouait même à la courte-paume, lisait boswell et les poètes chinoisdu vie siècle ; on pouvait même lui parler et il répondait. aujourd’hui l’archipel de la désinvolture s’agrandit d’un substantiel îlot : rêveurs et nageurs se veut certainement la suite logique du petit traité et toutefois il semble que l’auteur ait voulu pousser un peu plus ses investigations ; on dirait même qu’il a cherché à se situer. le désinvolte (comme tous les vrais) travaille, réfléchit ; ses songes lui apportent sans cesse du grain à moudre.      en témoigne l’étude titrée : de la difficile légèreté d’être, où “grozda” fait montre à l’égard de cioran d’une insolence à faire frémir d’indignation les dévots du désespoir. l’inconvénient d’être né ? jérémiades ! nihilisme à la slave ! lance notre raquetteur. et pourquoi l’exercice de la lucidité serait-il voué aux larmes ? quelques pages plus loin, l’auteur se rend aux funérailles d’un de ses amis compagnon de tennis et il jette une balle dans la fosse en guise de rose — la balle rebondit “deux fois” sur le cercueil : voilà qui donne le ton, cette manière d’être attentif à la physique des choses d’ici-bas au lieu de les traîner tout de suite au tribunal des grandes questions métaphysiques.      et pourtant, de la métaphysique, il y en a beaucoup dans ce livre ; la mort y est présente de plusieurs façons : que l’on pense à l’évocation, émouvante et sobre, de sa sœur, ou bien le commentaire tout à la fois grave et facétieux de la phrase fameuse de samuel butler : “où se rencontrent les morts, si ce n’est sur les lèvres des vivants ?” souvent, c’est le souvenir d’une lecture qui vient se poser sur l’épaule de l’auteur, occupé à autre chose, et la rêverie fait son chemin – mais toujours in situ, sans jamais céder à la trouble volupté de l’aphorisme dicté d’en haut. au contraire, il est même frappant que ce moraliste déambulatoire montre à ce point du goût pour le récit, allant même jusqu’à la petite nouvelle, comme en témoignent les pages de son voyage américain. on ne manquera pas de visiter avec lui les salles du metropolitan et d’admirer les paysages de ces petits maîtres comme john curry ou georges bellow : dans le silence du musée, nécropole du beau, les tableaux immobiles ouvrent une porte, ou plutôt, ils offrent au spectateur la possibilité d’une méditation, de faire le lien entre le fugitif des impressions courantes et l’essence mystérieuse du temps. il y a là, non seulement une “morale” de l’existence qui se dit, mais plus profondément un art d’être ; attentif, pour citer le grand cowper powys, cher au cœur de grozdanovitch, à la “magie splendide de la surface des choses où l’on vit d’habitude”.      michel crépu, la croix, 13 janvier 2005      lire de nouveau grozdanovitch, après ces deux ans de silence qui nous séparent du roboratif petit traité de désinvolture, c'est comme retrouver, avec joie et affection, un ami éloigné, en un rendez-vous improvisé. cette fois-ci la voix est peut-être plus chaude, le ton plus modéré, moins moraliste, l'écriture est moins aphoristique, grozdanovitch prend le temps, son temps, raconte, se raconte, rencontre, découvre. bien entendu le lecteur passionné qu'il est demeure présent, mais effectivement “rêveurs et nageurs” sont sur le devant de la scène : les épigraphes révélatrices, les longues citations témoignent de la fidélité à ses auteurs (powys, whitman, splengler, etc.), mais le monde, la réalité encore palpable et visible, est ici l'objet de toute son attention. peut-être, comme il le détecte chez cioran, ne veut-il plus céder à “une certaine jouissance maligne” que l'on peut éprouver à a“vouloir désespérer son prochain” ? toujours est-il qu'il préfère se consacrer ici à “l'étincellement sporadique des êtres et des existences”. (...)     dans toutes ces pages domine la volonté du “fureteur” insatiable : ne rien laisser passer de ce qui est détectable, de ce qui peut nous faire signe, nous enrichir de sa présence. ainsi n'hésite-t-il pas à nous donner à lire une lettre retrouvée de son père mort, lui aussi presque idolâtre envers la “magnificence” modeste des “délicatesses naturelles” et des “refuges secrets” du bonheur. ce sont de semblables refuges que recherche grozdanovitch : ce peut être cette caverne mystérieuse couverte de fresques pariétales où petit-louis, paysan bourguignon, après y avoir ajouté ses propres peintures naïves, s'en ira mourir, “momie semblable à celles qu'on voit dans les catacombes de palerme”, ce peut être la nuit complice pour les amants endormis après l'amour, “dans le provisoire si bref du temps infini”.     on peut s'émerveiller de la “solennité légère” d'un enterrement au cœur d'une matinée ensoleillée, ou aussi bien d'un enfant sur le chemin, qu'ébouriffe le vent, sur un tableau de soutine, dans une salle déserte d'un musée new-yorkais. c'est qu'en effet grozdanovitch pratique ici, avec talent, un genre quelque peu tombé en désuétude, bien que diderot, baudelaire ou agamben lui aient donné ses lettres de noblesse : la description d'œuvres d'art. qu'il s'agisse d'une vanité flamande, d'un rouleau de peinture tch'an ou de paysannes de pissarro le plaisir esthétique ne se distingue pas, ici, du plaisir, simple, d'exister et de témoigner de l'existence. de même sa vigilance face aux dérives de la société américaine ne l'empêche pas d'apprécier les rencontres burlesques, amoureuses ou surprenantes, qui se succèdent – et le lecteur n'oubliera pas ces personnages : le vieil afro-américain, retraité des postes, rat de bibliothèque, i'invitant dans son modeste appartement du bronx pour partager avec lui sa passion pour thoreau et emerson, ou cet adolescent surdoué de 12 ans, l'interrogeant sur wittgenstein et méditant sur “l'invention magique du zéro” – ou encore sue, prostituée épisodique et femme totalement libre, échappée d'un roman de miller ou d'auster, magnifique emblème du désir : s'offrant puis disparaissant, grâce insaisissable de la vie.      thierry cecille, le matricule des anges, février 2005        votre mélancolie a besoin d'un coach ? choisissez grozdanovitch...     son premier livre (« petit traité de désinvolture ») avait épaté la galerie : un éditeur raffiné et « gracquien » (corti) ; une prose inactuelle et infusée de moralistes en provenance du grand siècle ; un détachement taoïste assez rare chez les sportifs de haut niveau - denis grozdanovitch, faut-il le répéter, fut l'un des meilleurs joueurs du tennis français ; et, pour finir, un joli succès bâti sur une éthique de la clandestinité (qui fait toujours recette auprès des critiques qui adorent se revirginiser au contact d'un inconnu). c'était un peu, pour les professionnels de la profession, comme si un joueur anonyme et sorti des qualifications atteignait la finale. ou, si l'on préfère, comme si un amateur trouvait, du premier coup, le mot juste, le marketing idéal, la posture chic. mais il suffit d'avoir un peu fréquenté le gazon ou la terre battue pour savoir, d'expérience, que n'importe qui peut, un jour de grâce, sortir un ace foudroyant. plus difficile de disposer, dans son jeu, d'une deuxième balle efficace, travaillée, lourde, à l'imprévisible rebond. on guettait donc « grozda » à ce tournant. et voilà que, bourré d'effet, tournoyant telle une toupie, arrive ce « rêveurs et nageurs » qui laissera sur place l'éventuel adversaire. a ce moment de la partie, sponsors et commentateurs n'ont plus le choix : avec ce père denis, on a affaire à une vraie tête de série. et il faudra désormais compter avec lui. avec ses amortis mélancoliques. avec ses revers promus au rang de points gagnants...      il est vrai que la « méthode grozda » est singulière : depuis l'âge de 15 ans, ce lecteur taiseux, misanthrope et affable - une sorte de delerm plus conceptuel et meilleur styliste - prend des notes sur tout : un visage, un voyage, un tableau, un livre, un rêve, un chien, un excentrique, une prostituée, une vieille citroën. obsédé de la circonstance, accro du détail, il se sent bizarrement responsable de quelque chose, ou greffier du réel où il s'aventure à regrets, ou scribe d'un dieu auquel il ne croit guère - mais qui exige qu'on lui rende des comptes. du coup, « grozda » a accumulé d'innombrables carnets qu'il tranche à l'occasion comme un saucisson ou un pain et qui, emballés par la librairie corti, font des livres pourvus d'une forte cohérence rétrospective. celui-ci est le deuxième de la série. gageons qu'il y en aura beaucoup d'autres...      sa matière première ? la vie, sans plus. et la mémoire qu'on revisite. et les gens jadis croisés. et les pensées, longtemps ruminées et qui, soudain, sont mûres pour les mots qui les attendaient tranquillement dans un esprit - qui s'est échauffé pendant une bonne trentaine d'années avant de lâcher ses premiers coups. dans ce livre, notre joueur nuance ainsi le pessimisme ontologique qu'on lui prêtait. logique : un vrai pessimiste ne prendrait même pas la peine d'écrire et le silence serait sa seule encre. or, si grozdanovitch est intarissable, c'est parce qu'il aime le goût des êtres et des choses - même s'il en peint par prédilection la face nocturne. on le croyait proche de cioran ? il prend ici ses distances à l'endroit de cet hérétique officiel et, au fond, trop « évangéliste ». pour lui, acédique surdoué, nul ne saurait déplorer « l'inconvénient d'être né » ni « la chute dans le temps ». et, au conformisme du désespoir, il préfère l'ivresse promise à ceux qui boivent au goulot du présent. cela donne de très belles pages. la comédie humaine y est peinte au ralenti. on s'y promène du côté de baltimore et dans quelques cimetières de banlieue. l'indulgence, la gratitude, la douceur semblent être les seules monnaies admises sur ce territoire saturnien.      deux grands massifs de perceptions distribuent ainsi ces « rêveurs et nageurs ». d'un côté, la « présence des morts », façon berl ou tables tournantes ; de l'autre, des initiations amoureuses avec une certaine sue, new-yorkaise qui ne manque pas de fantaisie. chaque fois, l'auteur prend appui sur ses souvenirs pour évoquer soutine, lytton strachey, jules de gautier ou son empathie avec les carpes de la fontaine médicis. il est drôle, grave, sans cesse attentif à l'énergie « éventuellement divine » à l'oeuvre en ce monde. il lui arrive même de jeter une balle de tennis en guise de rose sur le cercueil d'un ami perdu. de cette prose il ressort que le très talentueux grozdanovitch, ami des chats et des fables, scribe impénitent, expert du retrait, païen tenté par le monothéisme, est le type même de l'écrivain inadapté à la comédie du spectacle contemporain. ce rôle cherchait son titulaire. et puisque « grozda » en maîtrise déjà toutes les répliques...        jean-paul enthoven,  de l'avantage d'être né,  le point, 10 février 2005           tennisman philosophe       en littérature comme ailleurs, et n’en déplaise à un certain « jeunisme » ambiant, l’âge ne fait rien à l’affaire. la preuve, denis grozdanovitch, cinquante-huit ans, est un auteur plein d’avenir, dont l’aventure éditoriale tient du miracle. ancien champion de france de tennis, recyclé dans l’entraînement de jeunes tennismen aux dents longues, grozdanovitch, depuis l’âge de quinze ans, couche sur un carnet ses impressions de lecture, des réflexions morales ou (presque) philosophiques, sans oublier des histoires vécues ou qu’on lui a racontées, le récit de ses voyages, ses rencontres avec des personnages étonnants : formidable réservoir pour des livres possibles. aussi en 2002, compose-t-il à partir de cette matière abondante et vivante un ouvrage inclassable, joliment intitulé petit traité de désinvolture. et il envoie le manuscrit chez josé corti, par admiration pour julien gracq, le grand homme de la maison. premier miracle : l’éditeur, exigeant entre tous, accepte et publie. deuxième miracle : grâce à une presse enthousiaste, petit traité de désinvolture s’est vendu à 23 000 exemplaires, et reparaît ce mois-ci au format de poche (points/seuil). alors, comme il a encore énormément de carnets en réserve, grozdanovitch récidive, avec rêveurs et nageurs, dans la même veine : huit textes, de longueur variable, où l’on trouve aussi bien des histoires de la vie quotidienne (comment faire réparer sa ds citroën dans un garage de province, dont le tenancier est quasiment un philosophe), qu’une méditation sur les morts qui ne nous quittent jamais, un carnet de voyages aux états-unis, ou encore une charge assez drôle contre cioran, « fils de pope, brillant écrivain et humoriste, mais sacrifiant trop souvent au conformisme de l’anticonformisme à mon goût ». à ceci près que la formule est de cocteau. grozdanovitch est un écrivain inclassable, un moraliste bonhomme un peu à la manière de bachelard, autre illustration de la maison « à la rose des vents », josé corti. ce n’est sûrement pas un hasard.      jean-claude perrier, le figaro, 8 février 2005      ah ! le beau titre... on le découvre et on en veut déjà à l'auteur de l'avoir pris. d'autant que, pour le trouver, il suffisait peut-être de lire les oeuvres complètes de henry james. une paille ! quoique james, ça n'est jamais une épreuve. du grand art. mais il y en a beaucoup. des nouvelles inédites chaque année depuis des années. alors débusquer des rêveurs et des nageurs dans cette cathédrale de prose, il faut être fou ou grozdanovitch. lui lit tout le temps. en plus il remplit ses carnets de notes. facile quand on est sportif professionnel, on n'a que ça à faire en regardant les autres jouer.      un jour, il y a peu, il s'est décidé à en vider quelques-uns (des carnets, pas des joueurs) pour en faire un livre. ça a donné l'exquis petit traité de désinvolture qui eut la vertu de décrisper les clients de librairie pendant une saison. ce bréviaire de solide intranquillité était son da grozda code. on se demandait ce qu'il allait faire après. on a vu : pareil. les carnets, c'est son truc. pour autant, il ne verse jamais dans l'esthétique du fragment telle qu'on en abuse parfois ces temps-ci. rien de commun dans ces pages : m. corticchiato aurait apprécié.      cette fois, il est question de chats, de petites souris, du pragmatisme anglais («prendre contact avec les problèmes avant que d'y réfléchir»), du talon d'achille de cioran («le conformisme de l'anticonformisme»), d'un club de sport wasp de philadelphie aussi ouvert que le jockey-club, de l'énigme knut hamsun, de la cinéphilie vécue comme un coma merveilleux dans ce bunker du rêve qu'était la cinémathèque de chaillot, des pesants efforts de nos contemporains pour accéder à cette légèreté qui relève de la grâce dès lors qu'elle est vierge de tout effort, du philosophe du droit carl schmitt tel qu'on le dispute le samedi matin sur france culture tandis que le français s'adonne aux joies simples du jeu de paume...      ces petits riens sont suffisamment consistants, dans la drôlerie du détail et la finesse du trait, pour nous réconcilier avec la société quand elle offre son visage le moins aimable. il y a du vialatte dans cet entomologiste de la vie quotidienne. ces anciens observateurs sont nos nouveaux fabulistes. il suffit de pas grand-chose, une balle jaune au lieu d'une rose protocolaire jetée sur le cercueil d'un défunt partenaire de tennis, pour que l'anodin se hisse au rang d'un des beaux-arts. stakanovitch ne se refuse rien, même pas l'invention des «jours d'innaniversaire» ni celle du verbe «permaner», et pourquoi pas ?      si j'étais lui, d'abord je serais champion, ensuite je me livrerais à un rituel d'exorcisme simenonien avant la remise du manuscrit à la librairie corti : en tenant fermement le paquet de feuilles au-dessus de la table d'écriture, je le secouerais longuement en fronçant les sourcils dans l'espoir d'en faire tomber adjectifs et citations. quand on a fait ça, on se rend compte immanquablement qu'il y en avait trop et qu'au fond ça ne manque pas.      s'il est bon d'avoir eu des maîtres, s'il est recommandé de leur en être reconnaissant, on gagne toujours à s'en émanciper un jour ou l'autre. même si le carnet est un genre qui encourage ce genre d'abus textuel. gageons que le prochain opus de m. chostakovitch, qui devra impérativement compter des chapitres sur la métaphysique de la raquette et l'ontologie du filet, sera débarrassé de ces béquilles désormais superflues pour l'écrivain accompli qu'il est devenu. le cercle des fidèles ne s'en agrandira que davantage, tous convaincus que l'art de renvoyer la balle et l'art de la conversation relèvent d'un même esprit, le seul propice à ces infimes putschs littéraires que sont les coups d'état d'âme....      pierre assouline, le figaro, 23 mars 2005      denis grozdanovitch, portrait par daniel garcia         © lire, mai 2005       il a choisi la sobriété pour sa retraite à deux pas de roland-garros: vert profond, bois foncé et style art déco. seul brin de fantaisie pour l'ancien champion de tennis reconverti en - merveilleux - écrivain: des nuages peints au plafond.      «vous verrez, nous avait dit son éditeur, ça n'est pas banal, chez lui.» on avait d'autant plus envie de voir qu'en deux livres seulement, parus chez josé corti, petit traité de désinvolture et rêveurs et nageurs, denis grozdanovitch, la cinquantaine trinquée, est devenu, pour ses milliers de lecteurs, un auteur culte. nous voilà donc partis pour l'ouest de paris, en queue du xvie arrondissement, contrée lointaine bien peu exotique. pas le genre de terre à écrivains, a priori: le parc des princes est à côté, et roland-garros, à deux jets de balle. mais justement, denis grozdanovitch est là dans son élément. il fut, au début des années 1960, l'un des espoirs du tennis français. «j'étais un petit champion», dit-il modestement. quand même: champion de france junior en 1963, il sera aussi champion de france de squash et champion de france de courte paume.       à l'époque, il habite déjà porte de saint-cloud, à la même adresse qu'aujourd'hui, dans deux chambres de bonne accolées. en 1968, il quitte le circuit professionnel et devient coach pour la fédération. un job qui lui laisse du temps libre pour flâner, jouer aux échecs (son autre grande passion) et lire. «la lecture, je suis tombé dedans quand j'étais petit: dès l'âge de six ans, mon père me lisait de la poésie: rimbaud, valéry larbaud, saint-john perse... je n'y comprenais rien, mais il savait que j'allais m'imprégner. et il avait raison: les images me sont restées.» a douze ans, il se met «vraiment» à lire. poésie, roman, philosophie... tout y passe. l'écriture vient avec: «j'écris depuis toujours, mais je manquais de confiance en moi pour envoyer mes textes à des éditeurs. ce sont des amis qui m'ont convaincu.» il adresse son petit traité de désinvolture à une poignée de maisons. pol refuse avec une circulaire type. corti dit oui en trois semaines. olivier cohen (l'olivier) est presque aussi rapide, et beau joueur: «corti, c'est encore mieux que moi pour ce que vous écrivez», lui dit-il. c'est vrai que grozda, comme on l'appelle dans le milieu du tennis, ne dépare pas dans un catalogue notoirement connu pour héberger toute l'œuvre de julien gracq. il y a chez les deux hommes une même exigence de la précision littéraire, du mot juste.      mais on pense aussi à proust (qu'il admire) par cet acharnement que met grozdanovitch pour arracher au néant quelques infimes poussières de temps et tenter d'en faire, par la seule alchimie du style, des blocs d'éternité. «je suis un collectionneur d'instants», dit-il. la fureur de notre époque vient buter sur les couvertures des livres de grozdanovitch. place à la lenteur, à la paresse. mais grozda cultive l'art de la désuétude sans jamais tomber dans le passéisme. même quand il regarde dans le rétroviseur - un rétroviseur de ds, par exemple: rêveurs et nageurs s'ouvre sur une ode d'anthologie à cette bonne vieille voiture -, il reste ancré dans le présent.      son intérieur, mélange d'esthétique brocante et de nostalgie des années 1930, ressemble à ce qu'il écrit. après avoir navigué ailleurs dans paris, il est revenu en 1983, avec sa femme, porte de saint-cloud. les deux chambres de bonne sont devenues cinq. «plus c'est petit, plus il faut remplir, pour donner l'impression d'espace», dit-il. des nuages, au plafond, figurent le ciel, comme si le toit, juste au-dessus, n'existait pas. les peintures des murs sont d'un vert antique, qu'on ne trouve plus que dans les toiles d'edward hopper. les meubles sont en vieux bois. les lampes antédiluviennes semblent fonctionner avec des ampoules d'époque. le frigo est caché, les plastiques prohibés. la plaque chauffante est encastrée dans l'embrasure d'une fenêtre. un abat-jour en tissu recouvre la suspension. bien sûr, des livres partout. et des vieilles valises, empilées sur des étagères. les souvenirs y sont en ordre. et même les souvenirs de demain: l'une d'elles est bourrée de carnets vierges que denis grozdanovitch n'a pas encore couverts de son écriture géométrique à l'encre de chine: «quand je trouve un beau carnet, je l'achète. j'ai besoin que la page soit belle.»      à paris, denis grozdanovitch note tout ce qu'il voit, ce qu'il lit. «je note sur le moment, je fais des stèles de papier, et je sais que le souvenir se rouvrira plus tard.» plus tard, c'est à la campagne: «je rédige le matin, de 8 heures à 14 heures. c'est un peu militaire et drastique, mais avec ma méthode je n'ai pas l'angoisse de la page blanche. c'est comme si je transcrivais sous hypnose.»      ses notes remplissent déjà plus de soixante-dix carnets. autant dire que son œuvre commence à peine. une mine pour les éditeurs, qui le courtisent désormais. «pour la littérature, je resterai chez corti», jure-t-il. ce qui ne l'empêchera pas de lâcher quelques pépites ailleurs: en 2006, il donnera à laffont un livre sur la séduction. et chez lattès, des textes sur le tennis. ça devrait s'intituler «l'art de prendre la balle au bond». une profession de foi: «quand la balle arrive, pour bien la renvoyer, il faut la prendre au centre du tamis. en littérature, c'est pareil. si vous vous trompez sur le détail significatif, ça ne résonne pas.»    denis grozdanovitch, rêveurs et nageurs, corti, 2005 304 pages isbn : 2-7143-0881-3 16,50 euros il a été tiré de la première édition 8000 exemplaires dans l'édition courante, 25 exemplaires sur conquéror vergé blanc accompagnés d'une photographie de denis grozdanovitch.

denis grozdanovitch, rêveurs et nageurs, éditions corti, 2005  Précédent 534  Précédent 533  Précédent 532  Précédent 531  Précédent 530  Précédent 529  Précédent 528  Précédent 527  Précédent 526  Précédent 525  Précédent 524  Précédent 523  Précédent 522  Précédent 521  Précédent 520  Précédent 519  Précédent 518  Précédent 517  Précédent 516  Précédent 515  Précédent 514  Précédent 513  Précédent 512  Précédent 511  Précédent 510  Précédent 509  Précédent 508  Précédent 507  Précédent 506  Précédent 505  Suivant 536  Suivant 537  Suivant 538  Suivant 539  Suivant 540  Suivant 541  Suivant 542  Suivant 543  Suivant 544  Suivant 545  Suivant 546  Suivant 547  Suivant 548  Suivant 549  Suivant 550  Suivant 551  Suivant 552  Suivant 553  Suivant 554  Suivant 555  Suivant 556  Suivant 557  Suivant 558  Suivant 559  Suivant 560  Suivant 561  Suivant 562  Suivant 563  Suivant 564  Suivant 565